Sab fait le tour des Annapurnas
Dimanche 1er avril 2007 - Jour 1 : Pokhara (820 m) - Besi Sahar (760 m) - Bhulbule (840 m)
A 7 h du matin, chaussures de marche aux pieds, je m'assieds dans un bus rempli de trekkers occidentaux, accompagnés d'un guide ou non. Direction Besi Sahar, le point de départ du trek. Après ça, je ne pourrai plus compter que sur mes gambettes pour avancer.
Le bus nous dépose à Besi Sahar avec deux heures d'avance. Etonnant car il n'a pas spécialement foncé à toute allure. Il est seulement 11 h et Aman m'emmène déjeuner. "Déjà ? Heu... il est un peu tôt, non ?" J'ai beau me sentir en confiance avec lui, j'appréhende un peu de passer ces trois semaines avec quelqu'un que je ne connais que depuis la veille.
La route goudronnée sur laquelle je fais mes premiers pas laissera heureusement place à un chemin. Dans cette région reculée, les sentiers de randonnée sont les mêmes que ceux qu'empruntent la population locale au quotidien. C'est l'une des raisons pour lesquelles le Tour des Annapurnas est si populaire : le randonneur traverse des villages traditionnels à la rencontre des nombreuses ethnies qui composent le pays. Progrès oblige, la splendeur du paysage est par endroits entamée par la construction d'une route, ce qui mettra inexorablement fin aux treks d'ici quelques années. Cependant, ces peuples qui vivent dans des conditions difficiles, à l'écart de tout, peuvent-ils aller à l'encontre de la modernisation ?
Première étape obligatoire : le checkpost pour vérifier mon permis. Le parc des Annapurnas fait partie de l'Annapurna Conservation Area Project et mon permis sera contrôlé à plusieurs reprises. Lors de la guérilla maoïste qui ébranla le pays entre 1996 et 2006, il n'était pas rare que les touristes se fassent racketter par les rebelles sur les chemins de randonnée, le plus souvent sans violence s'ils se montraient dociles. Mais depuis le début du processus de paix (cessez-le-feu en avril 2006 et destitution du roi Gyanendra le mois suivant), cette pratique a disparu et il n'est plus nécessaire pour les trekkers de prévoir de rallonge pour les maoïstes.
Aujourd'hui, ce n'est qu'une mise en jambe : le terrain est facile et la balade est de courte durée. Aman révise ses fiches "faune et flore" en anglais et je ne manque pas de le bombarder de questions. "C'est quoi, ces fleurs ?", "Et l'oiseau, là-bas ?", "Comment on dit 'rhododendron' en népali ?"
Après trois heures de balade agréable à travers les rizières, nous faisons halte à Bhulbhule, où je redécouvre le mode d'hébergement du trek : le lodge. Grosso modo, une chambre spartiate mais propre, une salle à manger et des sanitaires à partager avec les autres trekkers.
Après avoir pris ma douche, fait une sieste et ma lessive, je m'installe au soleil et me replonge dans mon bouquin. A 17 h, Aman m'apporte le menu et passe la commande; le dîner sera servi à 18 h.
Mes journées suivront sensiblement toutes le même rythme : lever vers 6 h, départ vers 7 h, tea time quand on en a envie, dal-bhat vers 11 h (plat national à base de riz, de pommes de terre, d'épinards, le tout arrosé de dal, hyper protéiné et servi à volonté. Miam.), arrivée au lodge entre 13 et 16 h. Retrait des chaussures et des chaussettes malodorantes, douche et lessive (sauf quand il n'y a pas d'eau ou qu'il fait trop froid), balade/lecture/musique/thé/sieste/bavardage, commande du dîner vers 17 h, dîner vers 18 h, extinction des feux entre 19 et 21 h, selon mon état de fatigue. En moyenne, environ 6 heures de marche par jour. Parfois moins, parfois plus.
Pendant le dîner, je fais connaissance avec mes compagnons de lodge : Eva, une Slovaque que je croiserai presque chaque jour accompagnée d'un guide maoïste, et un couple d'Allemands. Il se met à pleuvoir à verse et on ne s'entend même plus parler, si bien que chacun regagne sa chambre très tôt.
Jour 2 : Bhulbhule (840 m) - Ghermu (1 200 m)
Aman m'a prévenue : c'est aujourd'hui que le trek commence sérieusement. Ce matin, coup de chance : le Manaslu (8 156 m) pointe le bout de son nez (agrandir la photo à gauche, plus bas). La première difficulté se présente : un sentier abrupt, parfait pour galber ses mollets. Un groupe de trois Taïwanais trekke à nos côtés. Aman les trouve irresponsables : ils ont l'intention de faire le Tour des Annapurnas ET aller au camp de base en 14 jours (sachant que le Tour des Annapurnas seul se fait entre 16 et 21 jours). Si certains trekkeurs réalisent une course contre la montre, d'autres préfèrent savourer chaque instant. Prendre le temps de sentir chaque pas, d'écouter le ruissellement de l'eau, d'échanger un "namaste" encourageant avec un porteur.
Il est 11 h, c'est l'heure du dal-bhat. Le couple d'Allemands de la veille arrive peu après, complètement essoufflé. Contrairement à moi, ils ont peu de temps devant eux et devront marcher davantage chaque jour pour faire le tour complet et ne pas rater leur avion, qui les ramènera chez eux trois semaines plus tard.
Aman et moi continous la route, toujours au milieu des cultures en terrasse, et atteignons Ghermu à 15 h. Aujourd'hui, ma compagne de lodge est une Anglaise basée à Manang qui donne un peu de son temps à l'Himalayan Rescue Association, dont la mission est d'informer les randonneurs mais aussi la population locale sur les dangers de la montagne, notamment le mal aigu des montagnes (MAM), qui touche un grand nombre de trekkers chaque année.
Jour 3 : Ghermu (1 200 m) - Tal (1 700 m)
Cette troisième journée de marche n'est pas de tout repos. Uphill, downhill... Uphill, downhill... Bref, ça monte et ça descend et je suis heureuse dès que le terrain est plat, ce qui ne dure jamais assez longtemps à mon goût. Je ne me trouve pas très en forme, ce qui m'inquiète pour le passage de Thorong La, col à 5 416 m réputé difficile, prévu pour la douzième journée.
Au programme : des cascades vertigineuses, de nombreux ponts pas très suspendus, des escaliers en pierre particulièrement pénibles en descente. Les cultures de riz laissent place à celles de maïs. Nous croisons souvent des caravanes de mules, qui sont... chargées comme des mules. Chaque fois, il faut s'arrêter pour les laisser passer et se ranger côté montagne, car un coup de sabot est vite arrivé.
Après déjeuner, j'ai du mal à reprendre la route. Cette journée de marche me semble interminable et j'arrive à Tal vers 15 - 16 h sur les rotules et officiellement convaincue que Rexona n'est pas le plus performant des déo. J'aurais préféré effectuer des journées de marche un peu plus longues les deux premiers jours afin d'équilibrer les étapes.
Ce soir-là, Aman et moi avons le lodge pour nous. Depuis le début, je croise des trekkers mais nous ne faisons peut-être pas étape dans les mêmes villages. Après dîner, je bouquine à la lumière de ma torche abritée sous ma moustiquaire, balayant régulièrement du regard le sol et les murs : une bêbête à huit pattes a jugé bon de s'inviter dans ma chambre pour la nuit. J'ai à peine de le temps de prier pour qu'elle n'élise pas domicile dans Regatta que je tombe dans les bras de Morphée.
Jour 4 : Tal (1 700 m) - Danagyu (2 300 m)
Aman m'annonce une journée aussi pénible que la veille. A mon grand soulagement, il n'en est rien. Est-ce que je suis plus en forme aujourd'hui ou est-ce que je prends le rythme ? Toujours est-il que le terrain me semble plus reposant que la veille et la journée de marche est plus courte.
Avec l'altitude, la végétation change. Quelques conifères habillent maintenant les pentes et les rhododendrons en pleine floraison viennent égayer les sentiers.
Pause dal-bhat à Bagarchap, bourgade partiellement détruite par un glissement de terrain, où Aman m'emmène visiter un gompa, monastère bouddhiste. Nous sommes depuis la veille dans le district de Manang, où l'influence tibétaine est très marquée, comme en attesteront les divers villages que nous traverserons, riches en chörten, mani walls et autres drapeaux à prières.
Comme je l'ai déjà mentionné, nous sillonnons les mêmes routes que les habitants de la région, et avons maintes occasions de les observer dans leurs activités quotidiennes. Très régulièrement, nous croisons des porteurs, en tongs ou pieds nus, qui portent sur leur dos des charges aussi lourdes qu'incongrues : des cages remplies de poules, des poteaux ou des tôles si larges qu'il leur faut traverser les ponts en travers. Si la vue de ces porteurs choque d'abord l'Occidental qui réalise à quel point le Népal est peu développé, ce métier difficile est ici très honorable. Je rappelle que les routes sont rares dans tout le pays et que les mules et les porteurs sont jusqu'à présent le seul moyen d'acheminer les biens dans la montagne - dont ceux que nous, trekkers, consommons.
Nous arrivons à Danagyu en tout début d'après-midi, ce qui me permet d'avancer mon bouquin. Encore une fois, je prends une douche froide. Un Espagnol rencontré à Pokhara fraîchement rentré du trek m'avait pourtant assuré qu'il y avait de l'eau chaude partout et des prises pour recharger les piles de mon appareil photo, mais que nenni. Chaque soir, Aman essaie de les charger dans sa chambre (jamais de prise dans la mienne), mais soit le voltage n'est pas assez puissant, soit il y a une coupure de courant. Et il faut savoir que les coupures durent 6-8 heures par jour, conformément à la réglementation. A Katmandou, par exemple, un roulement s'effectue par quartier. Dans ma Guesthouse, un planning "coupures de courant" était même affiché...
Ce soir-là, nous sommes nombreux au lodge : un groupe de Tchèques et un Allemand avec qui je discute un moment, Alexander. Un festival se tient non loin de là, mais je suis trop fatiguée pour ressortir. L'altitude nous a fait perdre plusieurs degrés et je n'ai qu'une envie : aller me blottir au chaud, au fond de mon duvet.
Jour 5 : Danagyu (2 300 m) - Chame (2 670 m)
Au cours de cette cinquième journée pas très ardue (beaucoup de plat et de pentes douces), nous traversons des paysages de plus en plus beaux. Alexander, l'Allemand rencontré la veille, fait un bout de chemin avec nous.
Arrivée à Chame en début d'après-midi, où une douche tiède m'attend. Chame est la capitale administrative du district de Manang et je constate que ce gros bourg est en effet assez développé : sur la route principale, en plus des lodges, s'alignent des boutiques bien achalandées destinées à ravitailler les marcheurs.
Après un tour au village et une discussion avec un militaire très sympa, je finis la journée au lodge en compagnie d'un couple d'Allemands qui voyagent aussi au long cours. Nous essayons tant bien que mal de nous réchauffer autour du feu, sans grand succès.
Jour 6 : Chame (2 670 m) - Lower Pisang ( 3 240 m)
6 h, mon réveil sonne. Le soleil finit de se lever et m'offre un spectacle magique. Que demander de plus pour démarrer la journée en beauté ?
Je m'attèle à ma routine matinale : douche, petit dej, purification de l'eau de ma gourde. Deux comprimés de Micropur et trente minutes plus tard, boire l'eau du robinet ne présente plus aucun risque (ou presque). Le goût d'iode n'est pas très agréable, mais ça évite les bouteilles plastiques, véritable fléau.
La végétation subtropicale des tout premiers jours a laissé place à des forêts de conifères et l'empreinte tibétaine est de plus en plus forte. Les drapeaux à prières flottent au vent; les chorten et les murs à mani gardent l'entrée des villages [Ndlr : les chorten sont de "mini" stupas tibétains en pierre et les murs à mani sont des murs de pierres sur lesquelles sont gravés des mantras, souvent accompagnés de moulins à prière qu'il faut faire tourner les uns après les autres.].
La marche est parfois rude à cause de l'oxygène qui se raréfie, mais la splendeur des paysages est une motivation suffisante pour ne pas relâcher l'effort. Aujourd'hui, les sentiers sont envahis de trekkers. S'il y a des visages familiers, d'autres semblent sortis de nulle part. Je fais un bout de chemin avec un couple de Néerlandais en plein tour du monde.
Soudain, juste avant un pont suspendu, apparaît pour la première fois le Paungda Danda, impressionnant roc de 1 500 m de haut et 3 000 m de long. Sa surface érodée lui donne un aspect lunaire. Nous traversons ensuite une nouvelle forêt de pins et je m'étonne de ne pas m'étaler par terre car je me retourne sans cesse pour admirer ce rocher surréaliste.
11 h, pause déjeuner. Nous faisons halte au village de Dhukure Pokhari, où la vue sur l'Annapurna II (7 937 m) est superbe. Je savoure mon dal-bhat avec Alexander et Eva (la Slovaque du premier soir). Nous repartons sous un soleil toujours aussi radieux et un ciel éclatant. La vallée s'élargit, le terrain s'aplanit, les conifères sont toujours là mais de plus en plus rachitiques. Cette vallée est d'une telle beauté que je ne sais plus où donner de la tête, entre le Paungda Danda derrière nous et l'Annapurna II devant. Un village se dessine de l'autre côté de la rivière, perché sur un promontoire : upper Pisang. Plus bas, lower Pisang, construit il y a quelques années, n'est constitué que de lodges. Celui qu'Aman a choisi est très grand et plusieurs trekkers ont déjà pris leurs quartiers.
A partir de 3 000 m, il faut dormir plus bas que l'altitude maximale à laquelle on est monté dans la journée. Ca favorise l'acclimatation et évite le mal des montagnes. Désormais, chaque après-midi, Aman m'emmènera donc grimper un peu plus haut après notre arrivée au lodge.
Aujourd'hui, direction upper Pisang. La marche n'est pas longue mais fatigante à cause du manque d'oxygène qui se fait de plus en plus sentir. Le village est beaucoup plus authentique que celui du bas. Les maisons de pierres, recouvertes de toits plats, sont typiquement tibétaines. Je visite le gompa, qui surplombe la vallée. Ces lieux bouddhistes sont toujours empreints de sérénité. Je m'assois sur les marches et profite de la vue incroyable : face à nous se dresse l'Annapurna II, majestueux.
Retour au lodge. Aujourd'hui, c'est douche BRULANTE (jamais contente !). Le lodge est blindé de monde et fait un peu usine. Je dîne autour du feu avec les Néerlandais et Alexander. C'est qu'il commence à faire sérieusement froid ! La salle à manger est dotée d'une... télé et d'un lecteur DVD ! Au programme ce soir : Caravan, film sur le Népal d'Eric Valli. Regarder un DVD au fin fond de l'Himalaya avec une horde de touristes me semble tellement incongru que je préfère me plonger dans mon bouquin, que je vous recommande d'ailleurs : l'excellent Shantaram, de l'Australien Gregory David Roberts. Ceux qui suivront le film ne verront même pas la fin à cause d'une coupure de courant qui durera jusqu'au lendemain matin.
Jour 7 : Lower Pisang (3 240 m) - Ngawal (3 657 m)
Aujourd'hui, deux routes mènent à la prochaine étape : celle du bas, facile, et celle du haut, difficile. Laquelle me réserve Aman ? Bingo : celle du haut, qu'il décrit comme bien plus belle et meilleure pour l'acclimatation. Le début ne présente pas de difficulté et l'Annapurna II, auquel nous tournons maintenant le dos, resplendit sous la lumière de cette heure matinale.
Nous arrivons en bas d'une pente très abrupte. En suivant des yeux le sentier en lacet, je comprends ce qu'Aman entend par "difficile" ! Mais au fil de la marche, mes pas et mon souffle s'accordent et je trouve le bon rythme. La progression est lente, le souffle est court et le soleil est accablant, mais nous faisons des pauses régulières pour nous réhydrater. C'est aussi une bonne excuse pour savourer la vue, de plus en plus grandiose à mesure que nous grimpons.
Deux autres trekkers croisés ces derniers jours suivent le même chemin et nous échangeons des regards encourageants chaque fois que nous nous dépassons. Lors d'une pause un peu plus longue, j'apprends qu'ils sont respectivement Canadien et Finlandais.
La ligne d'arrivée semble maintenant à portée de crampons. Un dernier effort et nous atteignons Gyaru, village traditionnel perché à 3 670 m. Après cette rude grimpette, rien ne pouvait être plus gratifiant que le panorama qui nous attend. L'Annapurna II s'élève face à nous, plus magistral et plus proche que jamais. Je me sens minuscule face à ce mastodonte immaculé de plus de 7 000 m de haut. La route tracée depuis la veille se dessine au fond de la vallée. Je savoure ce moment de grâce en compagnie du Canadien autour d'un thé amplement mérité.
D'autres paysages à couper le souffle nous attendent, alors nous empoignons nos sacs à dos et reprenons la route jusqu'à Ngawal (prononcer "Nawal"). Le sentier serpente tout doucement dans des terres de plus en plus arides. Par ici, les Annapurnas forment une barrière naturelle qui protège de la mousson, d'où la végétation de plus en plus éparse.
De l'autre côté de la vallée, à droite de l'Annapurna II (mon Annapurna préféré), défilent l'Annapurna IV (7 525 m), l'Annapurna III (7 555 m), le Gangapurna (7 454 m) et le Tilicho Peak (7 134), géants qui feront partie du décor de ces prochains jours. Mes nombreuses photos sont loin de leur rendre justice.
Aman, incollable sur les noms des sommets et leurs altitudes, m'interroge régulièrement pour s'assurer que je retiens bien la leçon (A l'heure où j'écris ces lignes, un an après le trek, ma mémoire me joue des tours et je confonds sûrement certains sommets... Désolée pour les approximations possibles !). Souvent, je lui demande : "C'est quoi, cette montagne ?", exprès pour l'entendre répondre : "C'est pas une montagne, c'est une colline". Moi qui trouve ça bien haut pour une colline, je lui demande ensuite de préciser la hauteur. Ses réponses, du genre "4 523 m" ou "5 276 m", provoquent mon hilarité à chaque fois.
Ngawal et ses toits plats se rapprochent. La journée de marche est courte et nous arrivons au lodge vers l'heure du dal-bhat, que je partage avec un Canadien, un Allemand et Alexander. Après déjeuner, le Canadien et l'Allemand filent jusqu'à Manang, et Alexander jusqu'au village suivant, Braga, pour gagner le lac Tilicho, une des variantes du trek. Après plusieurs jours passés à marcher quelques heures ensemble, nos routes se séparent.
Cet après-midi, la balade d'acclimatation est ardue et le vent souffle avec violence. En route pour le gompa, juché quelques centaines de mètres au-dessus du village, nous croisons les Taïwanais pressés rencontrés au début, à dos de mule : à vouloir faire la course, le mal des montagnes les a rattrapés et ils doivent redescendre.
A cette altitude, le temps change en un clin d'oeil. Si le ciel est radieux le matin, il peut devenir très chargé en début d'après-midi. Frigorifiée, je suis ravie de redescendre au village. En me baladant, je réalise à quel point ces contrées peuvent être inhospitalières. Le ciel assombri donne à Ngawal un aspect très morne, malgré le charme indéniable de ses ruelles et le sourire de ses habitants.
Je passe quelques heures à lire dans ma chambre, mais impossible de me réchauffer, même si je suis emmitouflée dans mon duvet. Je peaufine ma technique pour tourner les pages de mon livre avec mes gants. La douche et la lessive sont remises à un autre jour : l'eau froide au baquet ne me tente guère.
Avant le dîner, je fais connaissance avec mon compagnon du soir : un Danois d'une soixantaine d'années qui voyage très régulièrement au Népal depuis vingt ans. Chaque année, il vient dans les Annapurnas et séjourne dans les mêmes lodges. Il a passé le col de Thorong La dix fois ! Le plus étonnant, c'est que cet amoureux du Népal n'a jamais eu la curiosité d'aller voir l'Everest. Nous dînons "au chaud", dans la cuisine, en compagnie des propriétaires du lodge. Ces moments passés avec la population locale sont toujours enrichissants, même si les échanges verbaux sont parfois limités. Ces personnes qui n'ont rien mais qui vous offrent tout, vous donnent un autre regard sur la vie.
Ce soir-là, c'est mon baptême de thé tibétain, un breuvage à base de beurre de yak rance à goûter au moins dans sa vie. Dès la première gorgée, je suis prise de haut-le-cœur. Les tentatives suivantes ne seront guère plus concluantes. Normalement, il est maladroit de refuser une boisson ou un plat qu'on vous offre, mais vomir devant mes hôtes ferait encore plus désordre, alors après mûre réflexion, je refourgue discrètement ma mixture infâme à Aman. Le Danois en raffole et il m'en vante les vertus anti mal des montagnes. Personnellement, je préfère de loin mes doses homéopathiques de feuilles de coca qu'un Haut-Savoyard m'a filées à KTM.
La nuit est loin d'être bonne : non seulement j'ai l'impression de me trouver dans un igloo, mais en plus, je présente les signes d'une nouvelle infection urinaire, dont j'étais pourtant débarrassée depuis mon séjour éclair à l'hôpital de Trivandrum. M'extirper de mon duvet pour aller courir dans le froid avec une envie pressante est un calvaire, et je me demande pourquoi ce genre de désagrément arrive toujours quand les toilettes sont le moins accessibles. Un parcours semé d'embûches m'attend à chaque fois. Les escaliers sont gelés donc glissants, et il faut encore parcourir quelques poignées de mètres pour accéder à ce qui fait office de toilettes (et la journée, enjamber les bestiaux qui gisent sur le sol) : une cabane pour lilliputiens qui ferme à peine. Mais au beau milieu de la nuit, avec la vessie au bord de l'explosion, c'est le cadet de mes soucis. Seul lot de consolation, et de taille : le spectacle éblouissant de la nuit étoilée.
Jour 8 : Ngawal (3 657 m) - Manang (3 540 m)
Ma nuit peu reposante est vite oubliée grâce à un nouveau lever de soleil féérique, qui teinte les cimes immaculées de lueurs rosées, le tout sous un ciel éclatant. Mais ce matin, rien à faire : mon habituel pain tibétain ne passe pas. Vu mon appétit depuis le début de mon voyage, ça ne peut être dû qu'à l'altitude.
Aujourd'hui, nous suivons le lit de la Marsyangdi et cheminons sur un sentier large et plat. Les mastodontes de la veille nous entourent et m'impressionnent toujours autant. Au pied des montagnes, des falaises ocres aux formes étranges causées par l'érosion donnent un aspect surréaliste au paysage. Chaque pas est source d'émerveillement.
Nous passons le splendide village de Braga, réputé pour son monastère, peu avant d'atteindre Manang. La journée de marche est très courte et nous aurions pu arriver depuis Pisang directement, mais Aman a jugé préférable de faire halte à Ngawal pour faciliter mon acclimatation. Et puis, avant le début du trek, j'ai insisté pour aller lentement et profiter ainsi de chaque instant. Les lodges ont beau avoir poussé comme des champignons dans les rues de Manang, je tombe vite sous le charme du village, situé dans un écrin de toute beauté.
Les baies vitrées de la salle à manger du lodge donnent sur le Gangapurna et son lac glaciaire sacré, couleur turquoise. Un cadre idyllique pour prendre ses repas. Je déjeune avec le Finlandais et le Canadien rencontrés la veille, qui ont élu domicile ici aussi, mais mon appétit n'est guère revenu depuis le matin et mon plat insipide ne m'inspire pas. Plus on monte en altitude, moins c'est bon ! A la table voisine, des Américains sont outrés parce que la connexion Internet est trop lente. Moi, je suis outrée d'entendre des gens réclamer l'ADSL au fin fond de l'Himalaya alors qu'ils devraient être en symbiose avec la nature.
Après le repas, balade d'acclimatation vers le glacier. La grimpette n'est pas très longue mais fatigante. Après déjeuner, j'ai souvent une baisse de régime (pas étonnant vu les quantités gargantuesques ingurgitées) et le manque d'oxygène me complique la tâche. Mais là-haut, la vue qui nous attend vaut tous les efforts du monde. D'un côté, la barre des géants, dont le Gangapurna, tout proche, et son immense glacier. En contrebas, le lac glaciaire forme une tache turquoise contrastant avec ces terres arides. En face de nous, le Thorong Peak veille sur le chemin que nous suivrons ces prochains jours. Les maisons traditionnelles de Manang, de la même couleur que les terres, se distinguent à peine. On entend une déflagration : au-dessus de nos têtes, une avalanche se produit. Impressionnant.
De retour au lodge, j'ai droit à ma première douche chaude depuis plusieurs jours. Un vrai luxe. Depuis le début de mon voyage, l'eau chaude est une denrée rare que j'ai appris à savourer chaque fois que j'y accès.
J'assiste ensuite à une réunion organisée par l'Himalayan Rescue Association sur le mal aigu des montagnes. L'exposé est aussi intéressant qu'inquiétant. Les symptômes les plus fréquents sont les maux de tête, la perte d'appétit et les problèmes de sommeil. Les œdèmes surviennent plus rarement, mais peuvent être mortels. Dans tous les cas, la seule chose à faire est de redescendre. Côté vessie, j'apprends avec soulagement que tout est normal : les envies de pipi récurrentes en altitude signifient que les reins sont en parfait état de marche.
Au cours du dîner, je partage mes anecdotes de voyage avec Tom et Jukki, le Canadien et le Finlandais dont je découvre enfin les prénoms. Le rituel de voyage consiste à demander d'abord de quel pays on vient, où on est allé, où on va et si on a la diarrhée. Le prénom, l'âge et le métier sont des informations superflues qu'on ne demande qu'au bout de plusieurs heures, plusieurs jours voire jamais. Ils se sont rencontrés quelques jours plus tôt et ont décidé de faire un bout de chemin ensemble. Tom passe environ six mois par an sur la route depuis plusieurs années. Un mode de vie qui me fait rêver... Quant à Jukki, qui s'appelle en vrai Jukka, il sillonne les chemins d'Asie depuis quatre mois. Après cette soirée fort sympathique, je me glisse dans mon duvet pour une nuit plus chouette que la veille (ma chambre est en face des toilettes et il ne fait que - 10°, youpi !).
Jour 9 : Glandouille Acclimatation à Manang
Grasse mat' jusqu'à 7 h : aujourd'hui, c'est repos ! Plus exactement, acclimatation. Plus que trois jours nous séparent de Thorong La et ses redoutables 5 416 m. Pour franchir ce col en toute sécurité, pas question de jouer les Indiana Jones : le corps doit être habitué à l'altitude.
Le matin, direction un gompa perché 700 m au-dessus du village, où vit le "lama aux 100 roupies". La première demi-heure est une torture : ça grimpe dur et surtout, l'oxygène a du mal à trouver son chemin jusqu'à mes poumons. Petit à petit, je finis par retrouver mon souffle.
Un lama tibétain âgé de 93 ans nous reçoit dans une pièce exigüe dont les murs sont recouverts de photos de trekkers occidentaux. Au programme : une bénédiction qui nous aidera à franchir le Thorong La. Aman s'y colle en premier. Le lama récite des mantras et l'asperge d'eau sacrée tandis qu'une vieille femme aveugle au visage flétri fait tournoyer un moulin à prières. La même cérémonie m'est réservée. Le lama m'attache un collier bouddhiste autour du cou en guise de porte-bonheur.
Dehors, les montagnes offrent un spectacle magique. Assis à quelques mètres de là, Tom me fait signe de le rejoindre. Nous passons un moment à admirer ce panorama époustouflant, dans un silence quasi mystique. Je ne crois pas avoir déjà vu de paysages d'une telle beauté. Le temps semble suspendu. Ces vastes espaces où la nature est reine me donnent un sentiment de liberté infini. L'arrivée d'un groupe met fin à notre quiétude et le vent nous glace, alors nous amorçons doucement la descente, très à pic.
L'appétit revient, même si Manang n'est pas l'endroit le plus gourmet des Annapurnas. Le reste de la journée est passé à lire, boire du thé, manger (sandwich au fromage de yack presque à la hauteur de mes espérances) explorer le village et me ravitailler : nouveau jeu de piles (qui n'ont jamais fonctionné), un bâton de marche, une troisième paire de gants (!) et quelques Snickers pour faire le plein d'énergie à Thorong La. Décidément, prendre une douche chaude deux jours d'affilée est une utopie : un groupe d'Estoniens a décidé de passer avant tout le monde et quand Bibi peut enfin se décrasser, l'eau est gelée. Soirée très sympa avec Tom et Jukki, qui nous raconte ses anecdotes de voyage rocambolesques en Asie du Sud-Est.
Jour 10 : Manang (3 540 m) - Yak Karka (4 018 m)
Comme tous les matins, joli lever du soleil, auquel j'assiste avec Tom et Jukki sur le toit de l'hôtel. Après avoir réglé l'addition, plus salée que d'habitude (plus on monte, plus c'est cher !), nous quittons Manang. Ce matin, il y a un monde fou. Je fais un bout de chemin avec un couple de Français expatriés à Dublin. Autour de nous, c'est de plus en plus minéral, mais toujours grandiose. Alors que je marche tranquillement, Aman me pousse subitement : au-dessus de nous, un troupeau de "blue sheep" vient de provoquer un mini-éboulement. Et là, je vois une pierre passer non loin de moi. Je l'ai échappé belle !
Nous atteignons Yak Karka, l'étape du jour, vers l'heure du déjeuner. Le lodge est niché à l'écart du "bourg", avec la montagne pour seule vue. Cerise sur le gâteau, j'ai ma propre salle de bains. Mais ma joie est de courte durée : il n'y a pas d'eau. Dal-bhat avec un couple de Suisses-Allemands qui loge ici pour la nuit, dont la femme parle népali.
La traditionnelle balade d'acclimatation est difficile. De toute évidence, je ne suis pas au mieux de ma forme aujourd'hui. Les effets de l'altitude commencent à me monter au cerveau : je discute avec les yacks, qui ne se montrent pas bien loquaces. Le soir, une Allemande m'avouera qu'elle n'arrive plus à remplir ses grilles de Sudoku. Chacun ses faiblesses.
De retour au lodge, le froid est tel que je préfère aller faire un tour histoire d'essayer de me réchauffer, en vain. Les nuages menaçants donnent un aspect lugubre au village, qui n'est constitué que de lodges. Devant le peu de possibilités qui s'offrent à moi, je rentre bouquinner et passe l'après-midi frigorifiée, à boire du thé pour me réchauffer. Sous le coup de l'ennui, je regagne mon igloo encore plus tôt que d'habitude.
Jour 11 : Yak Kharka (4 018 m) - Thorong Phedi (4 450 m)
Deux routes mènent à Phedi, mais celle du haut est dangereuse ces jours-ci pour cause de neige, alors nous prenons celle du bas. Aman m'annonce un passage très difficile, mais à ce moment-là, j'ai trouvé le bon rythme et mes cuisses sont les seules à souffrir. Un peu plus tard, un panneau indique des risques de glissement de terrain et d'éboulements, ce qui nous oblige à progresser avec vigilance en levant régulièrement la tête.
Arrivée à Phedi très tôt. Le planning de ces derniers jours me convient parfaitement : quatre heures de marche tout au plus, ce qui permet de s'acclimater en douceur. Le lodge, très grand, accueille aujourd'hui de nombreux trekkers, dont de bruyantes hordes d'Israéliens post-service militaire redoutés tant par la population que par les voyageurs, ainsi que des groupes de Français insupportables.
Après m'être installée, direction High Camp pour la promenade d'acclimatation. La progression est ralentie par l'altitude et les éboulis de pierres rendent le terrain difficile. 1 heure plus tard, arrivée à un lodge et pause thé, où je retrouve Tom, Jukki et les Français de Dublin. Je grimpe jusqu'à un promontoire, mais le vent me fait vaciller et je me hâte de redescendre. Dans cet environnement très hostile, le ciel menaçant donne aux sommets enneigés une allure austère et surréaliste.
Je passe le reste de la journée à boire du thé, manger, boire du thé, manger et manger, en compagnie de Stuart, un Anglais, Tom et Jukki, qu'on ne présente plus, un autre Anglais et une Australienne, qui sera ma compagne de chambre pour la nuit car le lodge est complet. Il règne autour de la tablée une ambiance joyeuse et décontractée. Nous échangeons nos expériences respectives de problèmes intestinaux, un des sujets de prédilection des voyageurs. Mes histoires d'infection urinaire apportent cependant une nouvelle dimension à la discussion. Nous sommes tous surexcités à l'idée de franchir Thorong La le lendemain. Je ne supporte plus ce froid glacial et il me tarde de retrouver une température décente.
Tous les trekkers arborent la même tenue flamboyante : faux Gore-Tex acheté à Thamel ou Pokhara, bonnet, écharpe, chaussettes dans les tongs (moi la première, et j'assume). A plus de 4 000 m d'altitude, toute considération esthétique est superflue. Certes, l'absence de miroirs est une aubaine.
Aman m'annonce la couleur : il veut me faire lever à 3 h du matin. Ca ne me paraît pas nécessaire de commencer à grimper dans le froid à une heure aussi inhumaine : aucune envie de finir comme Maurice Herzog, amputé des doigts à cause de gelures après son ascension de l'Annapurna I. Après négociation, Aman accepte de commencer 1 heure plus tard.
Après cette belle journée, je regagne ma chambre à regret, mais le lendemain, j'ai intérêt à être fraîche et dispose. Manque de bol, impossible de trouver le sommeil à cause de l'altitude. Comme si ça ne suffisait pas, je suis prise d'un léger mal à la tête et je n'arrive pas à mettre la main sur mon paracétamol. A mesure que les heures défilent, l'anxiété monte. Et si mon mal à la tête empirait, m'empêchant de franchir le col ? Quand j'entends les plus courageux se lever à 3 h, je sais alors que je n'ai plus aucune chance de trouver le sommeil réparateur dont j'ai tant besoin.
Jour 12 : Phedi (4 450 m) - Muktinath (3 800 m)
A 4 h, Aman frappe à ma porte. L'absence de sommeil et l'éventualité de devoir faire une croix sur Thorong La me mettent d'humeur maussade. Faire demi-tour alors que je suis si près du but serait une immense déception.
J'ai superposé tellement d'épaisseurs que je ne sais pas si je vais pouvoir poser un pied devant l'autre aisément : un caleçon long, un pantalon, deux paires de chaussettes montantes, un t-shirt technique à manches longues, un t-shirt à manches courtes, une polaire, un anorak, trois paires de gants, un bandeau pour les oreilles généreusement prêté par Tom, un bonnet et pour finir, ma frontale vissée tant bien que mal par-dessus ces deux couches.
Lentement, nous commençons l'ascension jusqu'à High Camp, dans le froid et l'obscurité. Mon corps semble avoir enregistré l'itinéraire et je n'ai pas de difficultés à retracer mes pas de la veille. Au fil de la marche, le mal à la tête se dissipe et je retrouve le sourire. 1 heure plus tard, arrivée à High Camp. Première étape franchie avec succès.
Le jour s'est levé. Le soleil est étincelant et la neige crisse sous nos pas. Un mantra mis au point la nuit pendant les heures passées à compter les yacks tourne en boucle dans ma tête : "Thorong La, tu m'auras pas". Décidément, l'altitude a une incidence néfaste sur mes capacités cérébrales. J'observe les autres trekkers avec amusement : le manque d'oxygène ralentit fortement notre cadence et chaque pas s'effectue dans la plus grande lenteur. Et pourtant, depuis High Camp, la montée est douce.
Quelques heures et une succession de faux sommets plus tard, j'atteins les drapeaux à prières de Thorong La. L'euphorie m'envahit. Aman, fier de moi, fait des bonds partout. Je rejoins Tom, arrivé juste avant nous. Le col, pas encore envahi par les foules, nous appartient pendant quelques instants. Jukki débarque à son tour et immortalise ce moment indescriptible, entremêlé de joie et d'émotion (mes piles, pas fan du froid, ne m'ont laissé le temps de prendre qu'un seul cliché). Une fois encore, le panorama me laisse sans voix. Le contraste entre le nord et le sud est saisissant : au sud, les cimes enneigées s'étendent à l'infini. Au nord, la vallée de la Kali Gandaki nous tend les bras ; les terres arides semblent avoir été peintes sur le ciel, formant le plus beau des tableaux.
A court d'oxygène, nous amorçons la descente car la route jusqu'à Muktinath est encore longue. L'euphorie me donne des ailes. Sensation de courte durée puisque très vite, mes genoux me rappelleront à quel point il est plus pénible de descendre que de monter. La pente, à pic et tortueuse, oblige à ralentir la cadence afin de ménager les articulations. A mi-parcours, mes genoux me font tellement souffrir que chaque pas est un supplice.
Une oasis de verdure se dessine peu à peu au coeur de ce paysage désertique : Muktinath, dont le célèbre temple attire des flots de pèlerins hindous. A l'arrière-fond, le Dhaulagiri, du haut de ses 8 172 m, veille sur le village. La pente abrupte laisse enfin place à un chemin plat. La dernière ligne droite jusqu'à Muktinath me semble interminable, d'autant plus qu'Aman a choisi le lodge le plus éloigné de l'entrée du village. Après ces 8 heures de marche éreintantes, c'est avec bonheur que je pose mes affaires et file sous la douche chaude. Quand on n'a pas quitté ses vêtements depuis 3 jours, il n'y a rien de plus jubilatoire.
Mes compagnons de lodge sont un groupe d'Allemands qui font le trek de Jomsom, c'est-à-dire une partie seulement du tour des Annapurnas. Je m'incruste à leur table, mais sur tout le groupe, seules deux personnes parlent anglais. La conversation est maladroite : ils me posent des questions via leur "interprète", sans jamais me regarder dans les yeux. "Tu voyages toute seule ?" ; "T'as pas peur ?" ; "Tu laves ton linge ?" ; "Tu prends les transports locaux ?" Pas très à l'aise au milieu de ce groupe qui me prend pour une extraterrestre, je regagne ma chambre, les genoux en surchauffe - la crème ayurvédique que j'ai appliquée s'est fortement activée à proximité du feu sous la table...
Jour 13 : Muktinath (3 200 m) - Kagbeni (2 800 m)
Une visite au temple marque le début de cette treizième journée. Aman, fervent croyant, se prête à chaque rituel avec la plus grande dévotion. Avant de rebrousser chemin jusqu'à l'hôtel, il noue deux colliers hindous porte-bonheur autour de mon cou. Avec le cordon bouddhiste que je porte déjà, je commence à être bien décorée. De retour au lodge pour récupérer nos affaires, je discute avec un Néerlandais qui vient de franchir Thorong La en 5-6 heures alors que la moyenne est de 8 à 12 heures !
Les genoux reposés, je saute dans mes chaussures, impatiente de sillonner de nouvelles routes dans un nouveau décor. Les paysages, bien que toujours désertiques, sont moins austères qu'avant Thorong La. Ca et là, des tapis de verdure émaillent les terres à proximité des cours d'eau. Jarkhot, forteresse d'une beauté à couper le souffle, se dresse fièrement sur son promontoire.
Au bout de quelques heures apparaît Kagbeni, magnifique village tibétain niché au creux d'une oasis, entouré de neiges éternelles au sud et des terres désolées du Mustang au nord. Je m'installe dans un lodge immense et dispose d'une chambre très confortable, la plus agréable depuis le début du trek : salle de bains privée, vraie douche avec eau chaude. Ce tronçon du trek (dit "trek de Jomsom", une partie seulement du tour des Annapurnas, en sens inverse, jusqu'à Muktinath) offre un hébergement de meilleure qualité et la nourriture est tellement occidentalisée qu'on surnomme ce trek "The apple pie trek", dessert qui figure sur tous les menus.
Kagbeni a le cachet habituel des villages tibétains : maisons aux pierres ovales et toits plats, ruelles pavées et étroites où il fait bon flâner et surprendre des instants de vie quotidienne. Kagbeni est la porte d'entrée du Mustang, le royaume interdit ouvert aux étrangers depuis 1992 seulement. Je passe un moment à rêvasser près du checkpost, sans pouvoir franchir la frontière, me promettant de fouler un jour ces terres hostiles malgré le permis qui coûte la bagatelle de 700 $...
Ce soir-là, encore aucune tête connue au lodge, rempli de groupes, qui sont légion sur le trek de Jomsom (car plus court et plus facile que le tour entier) Je dîne avec un Russe muet et son ami beaucoup plus loquace qui a tout vu, tout fait et qui sait tout mieux que tout le monde. Je craque pour une tarte au chocolat, qui s'avère être un pain tibétain fourré au... Snickers. Verdict ? J'aime le pain tibétain, j'aime les Snickers, donc j'aime le pain tibétain fourré au Snickers. Ca n'est que le début d'une série de mets plus originaux les uns que les autres, les recettes occidentales ayant apparemment du mal à être suivies à la lettre dans l'Himalaya. Je termine le repas sur quelques gorgées de Raski (ortho ?), un alcool népalais à peine meilleur que le thé tibétain qui désinfecte le gosier.
Jour 14 : Kagbeni ( 2 800 m ) - Marpha (2 670 m)
Avant de partir, le propriétaire du lodge me noue un foulard tibétain autour du cou pour me porter chance. Malgré tous les gris-gris que je porte déjà, il a dû penser qu'il risquait de m'arriver un pépin. C'est donc décorée comme un sapin de Noël que je reprends la route avec Aman le long de la Kali Kandaki, dans la vallée la plus profonde du monde. En dépit d'un sentier plat, la marche est fatigante à cause des vents violents qui balaient cette région quotidiennement.
Au checkpost de Jomsom, la capitale administrative de la région, je tombe sur Tom et Jukki, pas vus depuis Muktinath, sauf Jukki, croisé la veille au détour d'une ruelle de Kagbeni. Je propose de leur réserver une chambre dans le lodge où Aman a prévu de s'arrêter.
Quelques heures plus tard, nous atteignons le village de Marpha, renommé pour son cidre. J'hérite de la chambre numéro 7, grande comme une boîte à chaussures et toute biscornue. Le lit, proportionnel à la taille de la chambre, est fait pour accueillir un enfant de 5 ans. Le propriétaire m'annonce fièrement que cette chambre porte bonheur. Et un gri-gri de plus semé sur ma route !
Eva, Tom et Jukki débarquent à leur tour et nous
"dal-bhatons" ensemble, avant que chacun parte explorer le village de
son côté. Marpha ne déroge pas à la règle et je tombe vite sous le
charme de ses jolies ruelles où les Tibétaines, redoutables femmes
d'affaires, alpaguent les touristes. Ici, le commerce semble être
une activité particulièrement bien rodée et le village paraît plus prospère que les autres.
Aujourd'hui, c'est le nouvel an népalais : nous nous apprêtons à fêter le passage en l'an 2064. Au menu de ce soir : lasagnes népalaises, et j'insiste sur le "népalaises" puisqu'elles n'ont ni l'aspect ni le goût des lasagnes italiennes, arrosées d'Everest, la bière nationale. Jukki, plus téméraire que nous, tourne au raski. Ce soir-là, l'ambiance est festive au restaurant. Lorsque je regagne ma micro-chambre après un crochet sur le toit pour admirer les étoiles, il est déjà très tard.
Jour 15 : Marpha (2 670 m) - Ghasa (2 010 m)
Cette journée est placée sous le signe de la nouveauté : désormais, Tom et Jukki trekkent officiellement à mes côtés. Depuis le temps qu'on les croisait, Aman les avait de toute façon déjà adoptés.
A cette altitude, la végétation a repris ses droits et les conifères recouvrent à nouveau les pentes. Nous traversons de jolis villages takhalis - l'une des nombreuses ethnies du pays - tout en admirant la vue sur le Dhaulagiri (8 167 m).
Arrivée à Ghasa en milieu d'après-midi et installation dans un lodge rempli de groupes. J'hérite d'une chambre ultra-confortable avec salle de bains privée. Dîner avec mes deux compagnons de route ainsi qu'un Français lourdingue qui adore s'écouter parler. Fatiguée par cette longue journée et surtout, par la conversation, je mets fin au supplice et regagne mon lit douillet.
Jour 16 : Ghasa (2 010 m)- Tatopani (1 190)
Le risque de mal aigu des montagnes étant loin
dernière nous, les journées de marche sont maintenant plus longues, au
grand désespoir de mes membres inférieurs. Mes genoux sont à peine
remis de Thorong La et mes pieds, constellés d'ampoules à chaque orteil
ou presque, me font souffrir atrocement. Manque de chance, les
descentes n'en finissent pas et chaque pas est accompagné d'un rictus
de douleur. Résultat : je passe moins de temps à admirer les paysages.
Nous arrivons au village de Tatopani, réputé pour
ses sources thermales (en népali, "tato" signifie "chaud" et "pani",
"eau"). Epuisée, je file faire une bonne sieste dans mon bungalow
(s'il vous plaît) et fais l'impasse sur les sources à cause de l'état
de mes pieds, qui risqueraient de partir en lambeaux au contact de
l'eau chaude.
Jour 17 : Tatopani (1 190 m) - Sikha (2 000 m)
Les orteils toujours en compote, je reprends la marche en souffrant en silence. Le paysage est similaire à celui des premiers jours de trek et les cultures en terrasse défilent sous nos yeux. Cette région est envahie de groupes de Français pas toujours agréables et je me retiens de pousser dans le ravin ceux qui nous saluent d'un "bonjour" au lieu d'un "namaste" ou d'un "hello".
Jour 18 : Sikha (2 000 m) - Ghorepani (2 750 m)
Des marches, des marches, encore des marches... Depuis quelques jours, les sentiers ont cédé la place aux escaliers. Ca ne s'arrête jamais et nous arrivons à Ghorepani sur les rotules. La simple vue des marches finit par me donner la nausée.
Jour 19 : Ghorepani ( 2 750 m)- Hille ( 1 475 m)
La journée débute aux aurores : direction Poon Hill, un point de vue d'où nous admirerons le soleil se lever sur la chaîne himalayenne. Pas franchement réveillée ce matin-là, j'ai du mal à mettre un pied devant l'autre. Mais comme d'habitude, la vue qui nous attend vaut tous les efforts du monde. La magie de l'instant est pourtant quelque peu brisée par les bataillons de touristes qui ont envahi les lieux - nous sommes hélas très loin d'avoir la montagne pour nous.
Après un moment à profiter de ce panorama époustouflant, nous reprenons la route pour Hille, notre dernière étape. Une longue descente nous attend avant d'atteindre le village, mais mes genoux et mes pieds tiennent le coup. Le soir, pendant que nous avalons notre dernier dîner, une pluie torrentielle s'abat sur la vallée.
Jour 20 : Hille (1 475 m) - Naya Pul (1 070 m) - Pokhara (820 m)
Aujourd'hui, je lace mes chaussures avec un pincement au coeur. Le trek touche à sa fin et j'ai du mal à accepter le retour à la civilisation. Après quelques heures de marche et une halte à une cascade, le moment tant redouté arrive. Nous montons à bord du bus qui nous ramènera à Pokhara. L'arrivée en ville est étrange. J'ai l'impression d'avoir été coupée du monde pendant des siècles. Mon corps a beau avoir besoin de repos, la sérénité et la splendeur des chemins de montagne me manquent déjà.